Analyse de l’activité d’orthographier

Avant de proposer des activités censées éduquer à l’orthographe, il convient de poser deux questions liminaires. Quelles sont les facultés mentales que quiconque possède et met à contribution lorsqu’il orthographie ? Quelles sont les disciplines mentales acquises auxquelles il se plie ?

Puisque chacun de nous écrit, chacun pourrait, sur la base d’une étude empirique mais rigoureuse de lui-même orthographiant, proposer une description des diverses composantes de l’activité, qui, ensemble, en constituent la complexité. La suivante, sous-tendue par celle qu’en a donnée Caleb Gattegno (1) peut être reconnue pertinente par tout lecteur voulant bien se rendre à l’évidence.

La perception

C’est par la perception visuelle – la vue chez les voyants – que l’on aborde un mot écrit et que ce mot prend et conserve en nous une certaine réalité au plan des images mentales d’origine visuelle. La perception est éducable, en ce sens que le dialogue conscient avec nous-mêmes à propos de ce que nous regardons peut sans cesse être amélioré, que notre voix intérieure peut à ce moment-là être rendue plus claire et plus forte. Il convient d’accorder dans la pratique de la classe sa place à cette composante, afin que les élèves apprennent dans l’action ce qu’est la présence aux mots, plus communément appelée attention.

Si la perception d’un mot nouveau a une dimension globale, une physionomie – sa longueur, la présence ou nom de hampes vers le haut ou le bas – la perception conduisant à sa rétention nécessite son décodage, à savoir faire correspondre terme à terme, dans l’ordre et de gauche à droite, les signes qui le composent et les sons qui y sont associés.

L’évocation

Elle peut suivre immédiatement la perception. Évoquer est un pouvoir mental qui permet de rappeler par un acte volontaire ce qui a été précédemment perçu. L’évocation ne pourrait avoir lieu si la perception ne s’était accompagnée d’une objectivation au contact de laquelle il est possible de se remettre, quand et autant de fois qu’on le veut. Évoquer est également un pouvoir mental éducable. Afin qu’il se fortifie par l’usage et que les apprentis prennent conscience de sa réalité et de sa puissance, des exercices spécifiques sont là aussi nécessaires.

La reconnaissance

C’est la conscience que l’objet virtuel que me procure à un moment donné l’évocation est le même que celui que j’ai retenu suite au premier impact du mot par la perception. Re-connaître est pris ici dans son sens premier : connaître de nouveau le même objet, ici le même mot, et en être conscient. Le processus de reconnaissance est intellectuel. A noter que la reconnaissance concerne des images mentales de natures diverses : je reconnais des sensations comme les saveurs, les odeurs, les bruits, les textures…, mais également des états émotionnels comme l’angoisse ou la joie.

La certitude vs le doute

C’est un mouvement affectif qui suit immédiatement le processus précédent, en ce sens que ce mouvement m’affecte, me touche. Le doute concernant l’orthographe d’un mot, plus fréquemment celle de l’une de ses parties, peut être légitime si, par exemple, la présence a été insuffisante ou inadéquate dans l’acte de perception. Il conviendra alors de retourner à la source. Mais le doute peut aussi provenir d’un manque systématique de confiance en soi, provenant la plupart du temps de sa destruction progressive au fil des échecs successifs. Nombreux sont les apprentis n’ayant pas ou ayant perdu confiance en leurs facultés mentales, notamment en leur pouvoir de rétention. Ils doutent systématiquement des images qu’ils évoquent, avant ou après leur transcription sur le papier. C’est ainsi qu’ayant écrit correctement un mot, ils y introduisent souvent une erreur a posteriori (carotte, fruit du premier jet, qui, raturé, est devenu carrote*). Aider les élèves à retrouver une confiance légitime en eux-mêmes consistera à leur procurer des exercices les amenant à prendre conscience, d’une part de la manière dont il convient d’être présent aux mots pour les retenir tels qu’ils sont, d’autre part, si cette condition est remplie, de la fiabilité de leurs images mentales à la faveur de multiples réussites ponctuelles.

Le décodage et l’encodage des mots

Comme précisé plus haut, avant que nous ne lisions un mot, il se caractérise par une forme globale, dont la longueur relative, la répétition éventuelle de certains signes, l’existence ou la non-existence de hampes vers le haut ou le bas, à gauche, au milieu ou à droite…sont des composantes. Mais la conscience et le respect des conventions de passage du langage oral au langage écrit et vice versa, qui permettent la lecture, orientent en français de gauche à droite le regard que nous portons sur les mots. Au cours du décodage des mots, nous percevons dans ce sens et successivement les graphies qui les composent : elles déclenchent dans le même ordre les sons correspondants. Associés à une vitesse adéquate, ils restituent les mots, que l’on associe alors à leurs significations, s’ils appartiennent à l’ensemble de ceux que l’on connaît. Si les images mentales retenues sont conformes aux mots et si sont respectées de manière rigoureuse les conventions de passage de l’oral à l’écrit, les conditions nécessaires au codage sont remplies. Il s’agira alors d’apparier de manière ordonnée une image mentale d’origine visuelle, orientée dans l’espace, et une image mentale d’origine sonore, qui se déroule dans le temps, chacune de ces images étant sécable en ses composantes les plus élémentaires, respectivement ses graphies et ses sons. Mais les conditions énoncées ci-dessus peuvent ne pas être suffisantes. Si elle n’est pas perçue et prise en compte, la disparité entre les durées nécessaires pour évoquer l’image mentale d’origine visuelle d’une part, auditive d’autre part, et pour encoder physiquement, peut entraîner des résultats inappropriés qu’il ne faudrait pas interpréter comme provenant de dyslexie ou de dysorthographie. Bien souvent, ce sont les disciplines mentales incontournables qui n’ont pas été ou comprises ou respectées. Il convient dans ce cas de procéder à des exercices de segmentation des mots en syllabes et d’étirement des mots dans le temps à l’oral, jusqu’à ce que les trois images – visuelle, auditive et kinesthésique – soient isomorphes, à savoir que son, graphie et gestes pour encoder se correspondent terme à terme.

La perception, l’évocation et la reconnaissance sont éducables. La confiance en soi, si elle s’est dégradée, est ré-éducable. Les disciplines mentales nécessaires au décodage et à l’encodage doivent s’acquérir. Le lecteur intéressé trouvera en bas de page des matériels proposant des exercices précis pour y parvenir.

Le sens des mots et des propositions

La problématique du sens dans l’orthographe française est essentiellement due à deux phénomènes caractéristiques de la langue écrite :

    • L’homophonie accompagnée de non homographie

Des séquences phonémiques équivalentes correspondent souvent à des sens différents et à des orthographes différentes. Ce phénomène existe au sein d’une catégorie grammaticale donnée, (temps, taon), ou concerne des mots appartenant à des catégories grammaticales différentes, (temps, tant, tend). Dès lors, seul un contexte permet d’associer le sens au mot, et au mot l’orthographe associée à ce sens-là. L’homophonie doublée d’homographie ne résout pas le problème lorsque les homophones homographes appartiennent à des catégories grammaticales différentes : une tache, des taches et il tache, ils tachent.

    • Les relations grammaticales

Les relations entre les mots et les groupes de mots affectent ceux-ci différemment selon les catégories auxquelles ils appartiennent, ou ne les affectent pas. Les adverbes sont invariables alors que les noms ne le sont pas, l’orthographe des adjectifs est subordonnée au genre et au nombre des noms auxquels ils se rapportent, alors que celle des noms ne l’est qu’au nombre, la désinence du verbe conjugué à un temps simple dépend du nombre et de la personne du groupe sujet grammatical alors que le verbe à l’infinitif est invariable dans la proposition infinitive…

Dans ces deux domaines, sur la base des prises de conscience nécessaires, doit être conduit un dialogue intérieur supplémentaire de nature différente de celui décrit jusque là, basé sur une conscience claire des catégories de mots, des constituants de la phrase et de la manière dont le français marque les rapports qu’ils entretiennent entre eux.

Notes :
(1) Caleb Gattegno – The common sense of teaching reading and writing, chapter 6, Spelling – Educational Solutions
(2) Note à propos des sons et des phonèmes, des graphies et des graphèmes. Lorsque nous dialoguons, nous émettons et entendons des sons. Selon la personne qui parle, un son donné peut être réalisé de bien des manières, car le timbre, la hauteur, l’intensité et la rapidité des voix sont variables. Certains roulent les r, d’autres pas. De toutes ces réalisations, on abstrait une entité appelée phonème, qui appartient à la langue et non au langage. De même, on oppose la graphie au graphème : les manières de calligraphier le même mot sont multiples, mais quelle que soit la manière d’écrire, à condition toutefois qu’elle soit lisible, de multiples variantes sont reconnues représenter le même graphème. Voir à ce sujet : Les neurones de la lecture et Les mille et une figures des caractères – Stanislas Dehaene

© Maurice Laurent, 2011

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